lundi 22 mai 2017

Djibouti...

... de jour :

La capitainerie de Djibouti, 8h00. Le soleil est déjà haut et mordille chaque morceau de peau qui lui est exposé. Le chouffe s’affaire pour nous trouver une place de parking. Il espère bien sa piécette lorsque le bateau rentrera ce soir.

Les sacs sont à bord, cap sur le CECAD et les requins baleines. 4h30 de navigation où tout un monde défile doucement. Un peu plus loin, perché dans la brume, on devine Arta où il se vend les pires cacahuètes du monde, enroulées dans des pages de cahiers d’histoire-géo. De l’autre bord, le blanc des maisons de Tadjourah est un phare en plein jour. Le calme n’est rompu que par les éclats de rire de mes filles qui se plaisent à regarder les dauphins jouer le long du bateau.

Se rappelleront-elles ce moment de bonheur quand il fera froid et gris, quand elles auront grandi et que l’agitation du monde aura recouvert la douceur d’une journée magnifique en famille ? Ma main dans celle de Juliette, je suis heureux et aimerais tant que cet instant ne se termine jamais.

... de nuit :
La main du capitaine tambourine sur l’accoudoir. Bien calé dans son siège usé, il jongle avec adresse entre la barre, une botte de khat fraîche et une vieille bouteille de cola vidée et remplie mille fois. Le boutre file dans la nuit dans un vrombissement assourdissant et une odeur âcre d’échappement. Il glisse sur l’onde noire au rythme des gémissements d’un moteur fatigué par le carburant mal raffiné de la corne de l’Afrique.
Quelques milles plus loin, nous jetons l’ancre. Le moteur lance un léger toussotement et un dernier nuage de fumée sombre, puis se tait.
Le silence retrouvé surprend. Comme l’œil à l’ouverture des volets un matin d’été, l’oreille s’accommode progressivement. A chaque seconde, un bruit nouveau se fait entendre : d’abord les plus forts, enfin les plus faibles. Et l’atmosphère autour de nous s’épaissit. La nature se rapproche du boutre et fait craquer le vieux bois de la coque. Seuls quelques cliquetis métalliques viennent gêner l’écho que fait le clapotis de l’eau aux rayons faibles du dernier quartier de lune : les plongeurs s’équipent. Doucement, sans un bruit, chacun se glisse dans sa combinaison en néoprène. Très vite, nous ne distinguons plus que nos têtes et nos mains, qui enfilent bientôt des masques et ajustent les bouteilles.
La nuit est tout juste rafraîchie par le souffle léger qui descend des montagnes du nord. Après une dernière inspiration et avoir allumé nos lampes, nous sautons dans une mer noire et invisible. Pour le capitaine perché sur l’aileron, le Ghoubbet avale les plongeurs et les rais de lumière qui les retiennent au monde des vivants. Il reprend quelques feuilles de khat et une gorgée de cola : la nuit est douce et les étoiles scintillent.
Sous l’eau, le monde s’éclaire dans le halo de la torche. L’eau semble plus dense et nous enveloppe dans une couverture sourde de mystère : une gelée compacte dans laquelle l’appréhension rend chaque geste moins sûr et chaque coup de palme plus dur. La vue s’accroche aux couleurs de la faune et de la flore qui vivent lorsque le soleil et les hommes rêvent. Dans le tombant, on devine de grandes silhouettes dérangées dans leur chasse et je redoute que l’une d’entre elles viennent tester le goût du néoprène. Mon imagination me joue-t-elle des tours ?
Sortis de leurs abris de coraux de feu, les oursins font danser leur estomac, une étoile de mer joue les héros dressée sur une coquille vide, un poisson clown sort un œil de son rideau d’anémone pour identifier les fauteurs de troubles. La magie de ce tableau tranche avec l’infini obscur côté pleine mer, où seul le plancton fluorescent donne un peu de mouvement à cette masse lugubre et inerte. Le temps et l’espace sont suspendus dans l’eau chaude et visqueuse. La fine lumière blanche de la lampe lui rend un peu de souplesse et de vie.
La remontée vers la surface est un déchirement, une renaissance où on laisse pour toujours une tranche du monde insondable, aussi terrifiant que magnifique. On redécouvre les étoiles et le dessin irrégulier gris-sombre des montagnes à l’horizon.
Plus tard, une carangue aux épices cuite au feu de bois sur la plage avant invitera les plongeurs et l’équipage à conter l’aventure, les yeux encore enivrés de couleurs et les papilles éblouis par le parfum corsé de la chair du poisson.

Le sourire édenté et chaleureux du capitaine nous tirera de nos palabres : il faudra faire demi-tour et retourner parmi nos semblables. A la fois ailleurs et nulle part, cette nuit est celle où j’ai croqué le monde.
Jémisson B.

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